domingo, 23 de setembro de 2018

Blaise Cendrars

Trechos de Blaise Cendrars: Un Homme En Partance (2010), de Christine Le Quellec Cottier.


Sur cette liste figure aussi l'ami Ricciotto Canudo, écrivain italien installé à Paris depuis 1901, fondateur de la revue Montjoie! à laquelle Cendrars collabore, et avec qui il rédige pourtant "L'Appel aux Etrangers" qui paraît le 2 août 1914 dans les journaux Le Gaulois, Le Figaro, Le Matin et le 3 dans L'Intransigeant. Cet "appel" s'adresse aux amis de la France reconnaissant leur dette envers elle, voulant lui offrir leurs bras: "Point de paroles: donc des actes."

Surpris de cet afflux massif d'étrangers, le gouvernement français différa leur engagement pour pouvoir gérer au mieux la mobilisation des appelés avant d'enrôler ceux qui n'avaient pu faire valoir des qualités d'aviateur, de mécanicien, de conducteur ou encore d'électricien. Leur volonté de combattre pour la France fut généralement expliquée par la conviction d'une cause commune: le peuple français risquait ce qu'eux-mêmes avaient risqué. Mais le cas de Frédéric Louis Sauser correspond mal à ce scénario officiel. Son origine ne le place pas dans un processus d'identification politique et il n'a jamais défendu un programme partisan. Par ailleurs, et bien que l'événement ait eu des conséquences fortes, l'assassinat du leader du parti socialiste Jean Jaurès, survenu le 31 juillet 1914, ne peut être considéré comme un catalyseur pour justifier l'engagement de Cendrars. La guerre lui offre la possibilité d'aller jusqu'au bout, de satisfaire la violence qui l'habite et qui le ronge. Lorsqu'il écrit à son ami Suter, en allemand, il lui explique à quel point ce choix est le bon:

Paris, den 28. August 1914.
Lieber Freund Suter,
Montag fahre ich weg. Nach dem Krieg. Als Soldat. Aviator [...]. Sonst geht alles gut, besonders die Stimmung.
[Cher ami Suter, lundi je pars. A la guerre. Comme soldat, aviateur. Mais tout va bien, en particulier le moral.]

L'ambiguïté de l'homme est ici patente dans la mesure où il s'engage du côté français mais écrit en allemand à son ami, témoignant ainsi de toutes les affinités, amicales et culturelles, qui le lient au monde germanique. Cendrars s'est nourri en langue originale des Romantiques allemands, de Goethe dont le Dichtung und Wahrheit fut l'un de ses livres de chevet. Cet imaginaire culturel est une souche de son identité, qu'il décide pourtant de jeter au feu:

Dieser Krieg [ist] eine schmerzliche Erlösung ins freie. Für mich wie ein Handschuh.

"Cette guerre est une délivrance pour accoucher de la liberté. Cela me va comme un gant", affirme-t-il toujours à Suter, alors qu'il n'a pas été intégré dans l'aviation mais au 3e Régiment de marche du Camp retranché de la ville de Paris. Le 8 septembre, il est versé, en tant que soldat de deuxième classe, au ler étranger, 3e Régiment de marche, baptisé 3e déménageur. En novembre, la troupe est déplacée sur le front de la Somme et l'été suivant, alors qu'il est devenu caporal, son régiment est incorporé au la régiment de marche de la Légion étrangère et déplacé en septembre 1915 sur le front de Champagne.

Le 5 septembre 1915 pourtant, une lettre adressée en français à l'ami bâlois et caviardée par la police militaire témoigne d'un changement de ton, du désenchantement provoqué par sa confrontation au réel:

Buvez, buvez! j'ai bu d'un seul trait une année de guerre - sans m'en apercevoir. Et n'en suis pas plus saoul qu'avant. [...] je suis plus seul et plus détaché que jamais. Il n'y a plus que des choses comme les aventures du général Suter qui m'intéressent encore - et non pas sa vie, mais les sursauts intimes de sa conscience. J'y pense souvent.

Le 28 septembre, la troupe doit s'emparer du Bois de la Crête reliant la ferme Navarin à la butte de Souain. Les légionnaires avaient commencé l'assaut trois jours plus tôt, avec l'artillerie et les gaz. Là, les gars doivent franchir un réseau de barbelés et monter à l'assaut de la tranchée de la Kultur, où un corps à corps violent a lieu. Le caporal Sauser y est atteint d'une rafale de mitraillette qui lui arrache le bras droit.

Les papiers militaires du caporal signalent son origine suisse de La Chaux-de-Fonds, précisent qu'il a les cheveux châtains, les yeux bleus, le front haut, le nez fort et le visage ovale. Qu'il est homme de lettres et que son surnom est Blaise Cendrars. La date d'incorporation, les campagnes menées, les blessures y sont indiquées, comme cette autre phrase qui reste en suspens: "folie d'après la fiche".

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Comme l'a relevé Michèle Touret, la guerre de 14-18 est une "expérience absolument incomparable, [qui] bouleverse comme nulle autre guerre l'ensemble des données de l'existence des Européens. La puissance de mort des armements, le nombre des combattants, l'alternance des offensives, au maigre résultat stratégique mais incroyablement meurtrières, les longs séjours dans les tranchées et leur misère morale et physique, ont transformé, traumatisé durablement les esprits". La Main Coupée, chronique de guerre parue en 1946, fait revivre l'horreur des tranchées, l'inaptitude des chefs et la solidarité des hommes dans la déchéance. Mais jamais le récit n'évoque la mutilation du 28 septembre 1915, bien que la grande main qui fouit le sol, tombée du ciel comme par enchantement en cette belle matinée de juin, "ce lys rouge", bras droit sectionné au-dessus du coude, en soit la métaphore. Dire la guerre est pour Cendrars un contre-sens. Le conflit qu'il ressent entre la nécessité de la catharsis par l'écriture et son impossibilité matérielle a laissé de nombreuses traces dans les archives. La Main Coupée, où il affirme s'être engagé parce qu'il "déteste les Boches", est un premier projet qui remonte à 1918, mais qu'il a rapidement abandonné. En 1916, il amorce La Grande Offensive. Quelques Villages de la Somme. Souvenirs d'un Amputé, qui reste inachevé et inédit. Pourtant, en 1916 paraît le poème La Guerre au Luxembourg qui, sous le couvert d'une comptine illustrée par l'ancien poilu Moïse Kisling, passe le filtre de la censure. Dédié à trois camarades morts, le poème joue à la guerre, la met en scène à travers l'affabulation des enfants qui renvoie peut-être de façon amère aux "Enfantines" de Valéry Larbaud dont certaines nouvelles furent publiées avant guerre, mais qui surtout laisse entendre la réalité guerrière à travers un subtil jeu de voix croisées, contrepoint à l'innocence des enfants.

Au contraire d'un Apollinaire qui versifie la guerre ou d'un Léger qui la peint, Cendrars l'éructe en 1918 en publiant J'ai Tué, qui crache son droit au meurtre légal. L'eustache à la main, il a tué, puisqu'il voulait vivre:

J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi, j'ai tué. Comme celui qui veut vivre.

Ce récit construit en phrases courtes qui scandent le rythme du combat et l'agitation de l'homme, sans lyrisme, mais avec une force descriptive et une densité factuelle surprenante, ne correspond pas aux récits des anciens combattants de l'époque: la mythologie de guerre ne tolérait pas cette affirmation du meurtre organisé. Paru le mois de l'Armistice, il est illustré de cinq dessins de Fernand Léger, l'ami retrouvé, et accompagné de l'avertissement: "le plus petit livre sur la guerre (il pèse huit grammes), mais le plus lourd". Ce poids symbolique peut aussi être lu comme le choc en retour qu'est la mutilation, après le meurtre.

Cendrars amputé est conduit à l'évêché Sainte-Croix devenu hôpital militaire, près de Châlons, avant d'être déplacé au lycée Lakanal de Sceaux pour sa convalescence. C'est dans une de ces salles de classe transformées en grand dispensaire que le poète reprend une plume et teste sa main gauche. L'écriture est maladroite, heurtée, déséquilibrée, mais il y arrive: il envoie plusieurs messages à August Suter en s'étonnant de ne pas avoir de ses nouvelles, en l'assurant de sa bonne santé après l'opération et en lui demandant d'intercéder pour qu'un de ses amis emprisonné à Mannheim puisse être libéré... II veut aussi que son ami cherche pour lui des informations sur le fameux Général Suter, le futur héros de L'Or.

Le ton est presque badin, l'humeur semble bonne, le blessé travaille. La mutilation est passée sous silence, le membre est véritablement fantôme. Pourtant, ce retour des tranchées est une période de survie et la lettre datée de Sceaux le 23 novembre 1915 laisse deviner l'ampleur du désastre:

Sie haben recht, zwei Beine u. eine Hand genügt [...] Schreiben ist noch schwer u. so werde ich in den nachsten Zeiten nicht arbeiten. Schade, denn der Wille möchte es. Alles geht gut.
[Vous avez raison, deux jambes et une main suffisent. [...] Ecrire est encore difficile et je ne vais donc pas travailler les prochains temps. Dommage, l'envie y est. Tout va bien.]

En 1938, vingt ans après J'ai Tué, paraît "J'ai saigné" dans le recueil La Vie Dangereuse, qui revient sur la période tragique de la mutilation. Ce "flashback" d'où a disparu tout héroïsme de guerre est aussi l'anticipation résignée de celle qui se prépare. Le jeune homme amputé, déplacé à l'évêché, est un "pauvre vieux" qui ne peut se résoudre à mourir. Comme dans ses lettres de l'époque, Cendrars ne se met pas en scène mais décrit l'hôpital et ses patients, ses condamnés, ses fous auxquels le lecteur s'identifie par empathie. Pourtant, le texte recompose la réalité en créant des télescopages d'identités: l'infirmière Adrienne se-rait en réalité une Madame Berger, selon un courrier conservé dans le fonds Blaise Cendrars des Archives littéraires suisses, renvoyant de ce fait au "petit berger", victime de l'autorité aveugle du général. De même, lorsque le mutilé va aider un malade qui ne parle plus, il convoque la nouvelle "Aurélia " de Nerval, où le narrateur sorti de sa propre crise veut aider un ma-lade pris de torpeur en lui chantant des chansons de village. La référence à Nerval traverse tout le récit et renforce l'association de la démence et de la guerre, dont il faut s'évader. La folie guette, et l'association macabre du moignon avec "le poupon ensanglanté d'une nouvelle accouchée" qui le fait atrocement souffrir laisse deviner l'univers de douleurs traversé en automne 1915.

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[Félicie] Devenue sa femme, c'est elle qui est appelée lorsqu'il est ramené du front amputé. Elle l'accueille aussi à Noël 1915 lorsqu'il a une permission de sortie de Lakanal, où il doit régulièrement se présenter pour ses pansements. Mais l'homme de guerre peine à trouver sa place au sein d'une famille pour laquelle il n'est pas fait. Cendrars ne veut pas de son rôle de père et, lorsque Félicie lui confirme sa seconde grossesse, il préférerait disparaître. Durant ces années de guerre, Félicie dispose de l'appartement des Delaunay partis en Espagne. Cendrars y transite sans s'installer, laissant Félicie à son nouveau rôle de mère. Le 9 avril 1916, elle accouche d'un second petit garçon, Rémy, que Cendrars ne prend pas le temps d'aller inscrire à l'état civil. Il part, il fuit, il écrit, avant de revenir.

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En une très dure confrontation à lui-même, le poète prend la plume au cours de l'été 1917, dans cette grange de Méréville, et apprend à signer de sa "main amie". Soutenu financièrement par le couturier et mécène Jacques Doucet, rencontré au cours de l'été 1916 à Paris, il entreprend la rédaction d'un "voyage dans l'hinterland du ciel" dont le titre provisoire est Aux Antipodes de L'unité et dont chaque chapitre lui sera payé au mois.

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QUELLES AVANT-GARDES, APRÈS LA GUERRE?

En 1918, la guerre se termine sur des chiffres terrifiants: plus de vingt millions de morts et autant de blessés. A cette hécatombe s'ajoute la pandémie de grippe "espagnole" qui fait en une année plus de quarante millions de victimes. A Paris, les survivants, dont des milliers de grands blessés, gazés, trépanés et mutilés, tentent de retrouver la vie civile, avec les exilés qui réintègrent la ville.

La fin de guerre n'apaise pas les consciences, au contraire. Plus que jamais ressurgit l'idée d'une imposture, d'une illusion ayant bercé les engagements. Les espoirs, les idées d'un renou-vellement apporté par la guerre se sont effondrés. Les artistes se sont confrontés à l'action et chacun cherche à repenser, redéfinir son rôle au cœur de la société. Cette instabilité, qui pour cer-tains entraîne un véritable dégoût du monde, prend forme dans divers mouvements et revues qui affichent toujours des position-nements idéologiques, quand bien même il s'agit de les détruire.

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Dès lors, qu'est-ce donc que l'avant-garde, après la guerre? Quelle est la modernité de cette époque névrosée qui a déjà vu naître tant de -ismes, dont le fameux Manifeste du Futurisme de Marinetti, en 1909? Le "nouveau" d'après-guerre est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du système: il se veut capable de penser hors du cadre de la doxa traditionnelle mais veut reconduire l'art dans la vie, le vivre au quotidien. Il faut donc récuser le connu et le reconnu pour expérimenter autrement, tous les jours. La démarche est ouverte, inachevée, insolite, et signale un projet qui est encore à réaliser. Rien n'y est définitif ; le fragmentaire la caractérise, et l'acceptation de la ruine déjà à l'œuvre en est sans doute l'empreinte la plus forte.


Mais:
http://docs.google.com/file/d/0BxwrrqPyqsnIQURZckNmcFJDSlE
http://11novembre2018.com/a-toute-volee/cloches-de-larmistice-maurice-genevoix
http://www.youtube.com/watch?v=RfB3KT2oYcA