domingo, 19 de agosto de 2018

Jean Renoir

Jean Renoir sous l'uniforme

Aspects militaires de la vie du cinéaste

(Stéphane Launey)

La vie du metteur en scène mondialement connu Jean Renoir semble n'avoir plus beaucoup de zones d'ombre, notamment au regard de la masse d'ouvrages, tant critiques que biographiques, qui lui sont consacrés. Sa carrière est jalonnée de films où les sujets à caractère militaire comptent parmi ses plus grandes réussites, au sein d'une filmographie qui met particulièrement en valeur les rapports humains. Une des clés pour mieux comprendre cette oeuvre, notamment l'aspect évoqué ci-dessus, est à chercher dans la traversée par Renoir de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il embrassa une carrière militaire commencée dès 1913.

Né le 15 septembre 1894, Jean Renoir est le fils de Pierre-Auguste, célèbre peintreimpressionniste, qui fait vivre sa famille avec autorité et bonhommie. De son adolescence emprunte de dandysme, le cinéaste donne cette image au soir de sa vie: un peu "fils à papa, militariste et nationaliste, méprisant le bourgeois et l'ouvrier". Assez tôt, il ambitionne d'être officier de cavalerie et l'on peut retrouver les racines de cette vocation dans divers éléments : en premier lieu dans la passion du jeune Renoir pour les soldats de plomb (les "Soldats t'l'Empire" comme il les nomme affectueusement), et à travers ses jeux d'enfance où il s'imagine en grenadier ou en sapeur de Napoléon; le cinéaste se rappellera et évoquera souvent cette anecdote. Autre influence profonde, le roman de Dumas, Les Trois Mousquetaires, auquel il consacre un chapitre dans ses mémoires et qui lui inculque le code de l'honneur. Ensuite, l'image de son père mobilisé dans les chasseurs et devenu très bon cavalier pendant la guerre franco-prussienne est également susceptible de l'avoir influencé. La personnalité de Renoir est alors toute ancrée dans le XIXe siècle, fasciné par l'uniforme de la cavalerie qui confère, selon son expression, le "chic" officier et dont le règlement atteste qu'un cavalier doit se comporter "sans affectation ni raideur".

DE LA CAVALERIE À L'AVIATION: LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Une correspondance entre Aline, la mère de Jean, et Georges Rivière, ami de la famille et chef de cabinet au ministère des Finances, montre que ce dernier a pu interférer pour que Jean Renoir puisse entrer dans un bon régiment. Après son baccalauréat, c'est tout naturellement qu'il s'engage en février 1913 au 1er régiment de dragons basé à Joigny dans l'Yonne, à une centaine de kilomètres de la maison familiale d'Essoyes (Aube). Son arrivée est saluée par le colonel dans une lettre au peintre: "Monsieur, je suis très fier que votre fils ait choisi mon régiment pour s'engager et que vous ayez consenti à me le confier (…). Je m'occuperai spécialement de lui." La monotonie de la vie militaire marque ses premiers temps de service, mais Renoir admire ses chefs et se résigne au départ de son régiment em province de manière péremptoire: "Ce que je vois de plus ennuyeux dans ce départ, c'est que le corps des officiers va se trouver complètement changé. On n'envoie pas un bon officier à Luçon [Vendée]! Tous les gens remarquables qui nous commandent s'en iront pour aller soit dans l'est, soit dans des garnisons près de Paris. Seuls les incapables resteront." Reçu à l'examen préparatoire de l'école de cavalerie de Saumur, le sergent Renoir se trouve à Luçon lorsque la guerre éclate. Armé d'une lance et en pantalons garance, il participe aux opérations de son régiment, se rappelant d'un engagement contre les uhlans près d'Arras, puis est témoin de la guerre de tranchée qui s'installe à la frontière belge. En septembre 1914, il est hospitalisé à Amiens, alors sous occupation allemande, pour un coup pied de cheval qui, selon une de ses biographes de référence, correspondrait sans doute à une blennorragie, connue également dans la cavalerie sous l'appellation de coup de pied de Vénus. Le jeune sous-officier rejoint ensuite Luçon où sa convalescence dure encore deux mois. Cette époque au 1er régiment de dragons le voit côtoyer le capitaine Louis Bossut, dont le tempérament a sans doute contribué à inspirer le personnage de Stanislas de Boëldieu, l'officier de cavalerie aristocrate de La Grande Illusion. Ainsi, à la lecture de la notation du capitaine Bossut, l'on retrouve les traits du personnage interprété par Pierre Fresnay: "Continue à remporter sur les hippodromes de magnifiques succès. Il a un allant endiablé, et entraîne ses hommes qui ont pour lui beaucoup d'affection. Très militaire ayant la connaissance du terrain et du coup d'oeil, c'est un très bon capitaine commandant."

Muté à sa demande au 6e bataillon alpin de chasseurs à pied (dont la ville de garnison est Nice près de la villa de Cagnes-sur-Mer où Renoir père passe une partie de son temps), Jean Renoir est nommé sous-lieutenant à titre temporaire en février 1915, et sert au front dans les Vosges. Le 27 avril 10 au matin, alors qu'il patrouille entre les lignes, il est sérieusement blessé à la jambe droite au lieu-dit "Le creux d'argent", sur les pentes du Hohneck, dans des circonstances qu'éclaire la citation suivante obtenue peu après: "Officier extrêmement courageux et de très belle tenue au feu. S'est dépensé sans compter dans l'organisation défensive d'une position. A conduit une reconnaissance ayant pour but la démolition d'une chapelle occupée par l'ennemi. A réussi en partie dans cette action et a été blessé à la cuisse." Il est à noter que cette citation est précieuse car elle permet d'appréhender la manière de servir de Renoir pendant le conflit, son feuillet de campagne ne figurant pas dans son dossier d'officier. Évacué en fin de journée puis hospitalisé à Gérardmer, l'on envisage d'abord une amputation, qui se serait sans doute révélée fatale, devant la présence de gangrène gazeuse. Le médecin-major Laroyenne, récemment affecté dans Jean Renoir sous l'uniforme Revue historique des armées, l'établissement, ayant mis au point un système de drainage des plaies avec une circulation d'eau distillée, peut sauver en partie le membre touché. Un raccourcissement de la jambe de quatre centimètres et demi est effectué, affectant le futur cinéaste d'une claudication à vie. Après un passage par l'hôpital de Besançon, le jeune officier, dont la mère décède en juin de diabète et des voyages épuisants ainsi que des émotions suscités par les blessures de ses deux fils (Pierre, frère aîné de Jean, est victime d'une grave blessure au bras droit en septembre 1914), part alors en convalescence à Paris. Il se rapproche ainsi de son père vieillissant dont il recueille les souvenirs, donnant matière à son premier livre édité en 1962. Pendant sa convalescence, Renoir fréquente assidûment les salles obscures où les films américains de D.-W. Griffith le fascine.

En cette fin d'année 1915, Jean se trouve à Cagnes où, au grand dam de son père, le médecin inspecteur de Lorme le déclare apte au service: "Mais, il [de Lorme] a constaté qu'il serait mieux autre part que dans les Alpins qui doivent grimper les murs et les montagnes. Il est passé depuis devant une autre commission qui lui a refusé une prolongation de convalescence. Il est donc probable qu'il va partir pour le front puisqu'il est reconnu apte. D'ici trois à quatre jours son commandant ne pouvant pas agir contre les décisions des commissions. Il faudrait que sa demande pour les automitrailleuses ait une suite. Sans cela, c'est une condamnation à mort, ne pouvant se défendre car il marche bien difficilement." La réaction de Jean Renoir montre un trait de sa personnalité et le paradoxe suivant : il se qualifie lui-même de "froussard", décidé à ne pas faire carrière dans l'armée et marqué dans sa chair par le conflit et de ce qu'il en a vu, mais ne tient pas à se faire réformer. N'appréciant pas la mentalité de l'arrière, il se sent proche des combattants, toujours empreint de cet esprit qui met en avant le code d'honneur. Voulant au début reprendre du service dans les automitrailleuses, le sous-lieutenant Renoir demande à être versé dans l'aéronautique, cette dernière se servant de la cavalerie comme pépinière de recrutement. Cela serait pour lui, comme il l'expose dans une lettre à un officier recommandé par Élie Faure 15, "le seul moyen de ne pas moisir au dépôt et de pouvoir encore rendre quelques services au pays. Cette demande pour l'aviation est partie depuis quinze jours. Je serais heureux si vous pouviez me donner un conseil et me dire si je puis avoir de l'espoir. Pardonnez-moi la liberté que je prends, mais ma seule excuse est dans le vif désir que j'ai de rentrer dans cette arme intéressante."

Son passage à l'aéronautique, pendant les années 1916-1917, peut être scindé en deux temps 17. Le premier le voit d'abord fréquenter l'école d'aviation d'Ambérieu-en-Bugey en qualité d'observateur chargé des reconnaissances aériennes, déçu de ne pouvoir être pilote comme il l'espérait à cause de sa blessure. Puis il se forme au Plessis-Belleville, au sein du groupement des divisons d'entraînement (GDE). Ensuite, servant au groupe de bombardement Michelin, il y côtoie le lieutenant Albert Richet, ce dernier lui parle des films de Chaplin et de son personnage de Charlot que Renoir découvrira lors de permissions et dont l'influence sera durable, puisqu'il date de cette époque la naissance de sa vocation de cinéaste. À cette même période, Jean Renoir, toujours observateur, avait réitéré une demande pour devenir pilote: "Serait heureux de piloter un appareil de chasse. Blessé à la jambe, se fatiguerait beaucoup moins en pilotant un appareil léger. Voudrait bien commencer son apprentissage à Buc ou Juvigny (ou près de Paris) en raison de la mauvaise santé actuelle de son père, qui aimerait le voir de temps en temps. Date de la demande de pilotage: 1er mai 1916." Cette fois, sa candidature est retenue et il retourne, en qualité d'élève pilote, à l'école d'Ambérieu puis à celle de Châteauroux.

Breveté pilote non sans difficulté, notamment à cause d'un surpoids, et après un nouveau passage au GDE, le sous-lieutenant Renoir intègre dans un second temps, le 28 octobre 1916, l'escadrille C 64 basée dans la Marne. Escadrille d'armée, il en donne la vision "d'une escadrille à tout faire. Nous étions censés assurer l'observation des lignes allemandes dans notre secteur. Nous alimentions les services cartographiques en photographies des positions adverses. Nous étions également à la disposition de ces messieurs de l'État-major lorsqu'ils leur prenaient l'envie de se payer le petit frisson qui accompagne toujours une incursion dans les cieux ennemis." De son année passée à la C 64, Jean Renoir, passionné de mécanique, garde un souvenir vivace de l'avion Caudron sur lequel il pilotait, ainsi que des photographies aériennes, dont certaines novatrices, exerçant sur le futur cinéaste un intérêt pour la technique de prises de vues. Mais pointe aussi le regret des actions de mitraillages menées pour se distraire sur des états-majors allemands comme le cinéaste l'expose dans ses mémoires: "La guerre tourne tellement les esprits que nous trouvions acceptables ces expéditions ignobles. Maintenant, le souvenir de ces actes monstrueux me soulève le coeur: c'est peut-être pour les avoir vécus que je les déteste tellement. (…) Nous détestions les scribouillards [d'état-major] si favorisés qui menaient une vie relativement décente comparée à celle des combattants. Nous avions une certaine affection pour les combattants allemands qui en bavaient autant que nous. Eux, c'étaient nos frères de caste. Les scribouillards, c'étaient les embusqués." Plus en détail, Renoir, malgré un premier accident d'avion à la midécembre 1916, s'illustre au combat l'année suivante et obtient une seconde citation résumant ainsi une partie de son activité au sein de l'escadrille: "A demandé son admission dans l'aviation où, malgré une chute grave, il a conservé le même entrain et le même allant. Pendant la bataille de l'Aisne, a assuré toutes les missions photographiques lointaines qui lui ont été confiées, ainsi que de nombreuses missions de commandement à basse altitude. Attaqué par un avion de chasse, a fait tête et a réussi à ramener au terrain son avion complètement hors de service et son passager." Son départ de l'aéronautique en novembre 1917 avec le grade de lieutenant coïnciderait avec "un fâcheux accident d'atterrissage", mais à vrai dire sans trop de regret puisqu'il avoue lui-même qu'il n'était pas un très bon pilote. Ces 23 mois passés dans l'aviation le marquent durablement, y ayant retrouvé la camaraderie et l'esprit chevaleresque qui lui sont chers. Cette expérience lui a donné l'occasion de rencontrer Armand Pinsard, qui sera à l'origine de La Grande Illusion, film dont le début doit beaucoup au vécu de Renoir aviateur.

Reversé dans le 28e régiment de dragons, Renoir est muté quelques temps à Versailles au sous-secrétariat d'État à l'Aviation, puis part en convalescence à l'hôpital de la Pitié pour inaptitude. L'année 1919 le voit en poste au contrôle de presse de la 15e région militaire à Nice. Le lieutenant Renoir est rayé des contrôles et passe dans la réserve en décembre de la même année. Comme beaucoup de ses compatriotes, le cinéaste est profondément marqué par le conflit, notamment dans son approche des classes sociales qui affectera bientôt ses films et sa perception de la vie et de la civilisation, que l'on retrouve dans cette citation: "Cette guerre m'initia au culte de l'homme pour lui-même, de l'homme tout nu, dépouillé de sa panoplie romantique." Pierre-Auguste Renoir décède en décembre 1919, léguant une aisance financière à Jean qui se marie en premières noces avec Andrée Heuschling dernier modèle de son père; cette dernière voulant devenir actrice le pousse vers la réalisation de films en 1924.

Dans sa filmographie, Tire au Flanc, sorti en 1928, est souvent considéré comme sa première* vraie oeuvre. Adapté d'une pièce à succès, le film met en scène un aristocrate et son valet pendant leur service militaire, joués respectivement par Georges Pomiès et Michel Simon, et montre sur un ton burlesque le bouleversement des classes sociales; une partie du tournage se déroule à la caserne des Cent Gardes à Saint-Cloud.

[* http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Renoir#Filmographie]

LA GRANDE ILLUSION

Chef d'oeuvre du cinéma mondial, ce film est aussi celui où le cinéaste va le plus puiser dans son vécu pendant la Première Guerre mondiale. Au cours des années 1930, Jean Renoir se rapproche du Front populaire et participe même à la réalisation collective de La Vie est à Nous produit par le Parti Communiste français. En outre, il écrit dans le journal communiste Ce Soir. La sortie, en 1937, de La Grande Illusion est notamment marquée par une plainte pour plagiat partiel déposée par Jean Des Vallières, proche de la droite nationaliste, reprochant à Renoir et Charles Spaak, coscénariste, d'avoir copié dans son ouvrage Kavalier Scharnhorst, paru en 1931, une bonne partie de la trame pour écrire le scénario du film.

Jean Des Vallières, fils d'un général, embrasse une carrière militaire qui le voit finir au grade de capitaine, il est pilote pendant la Première Guerre mondiale et connaît la captivité en Allemagne, cet épisode lui donnant matière à écrire son roman. Même si un jugement dédouane Renoir, des travaux récents approuvent le fait que le film a plus que des similitudes avec l'oeuvre de Des Vallières, et qu'il ne fait pas de doute aujourd'hui que les auteurs de La Grande Illusion s'en sont inspirés à la fois dans la forme (principe dramatique et construction d'ensemble) et dans le fonds (petits faits vrais et visages).

L'étude de la correspondance de Renoir montre qu'il ne tarde pas à répondre à ces attaques de plagiat. Tout en ne cachant pas avoir lu Kavalier Scharnhorst, une longue lettre adressée à Des Vallières et l'éditeur Albin Michel, mettant en parallèle les passages du livre incriminés avec les sources consultées pour l'élaboration du film, permet d'appréhender la genèse et les influences pour l'écriture du scénario.


Fonte:
http://rha.revues.org/6995

Mais:
http://www.youtube.com/playlist?list=PLrWPsj6fVbeUwx2AsMqsul8GHGQhTzgy-