Trechos de Bernanos Et Le Monde Moderne (1989), de Monique Gosselin e Max Milner.
Trois guerres* ont permis à [Georges] Bernanos de prendre la mesure de la modernité, de prendre sa mesure, de se mesurer avec la modernité.
[* première guerre mondiale, guerre civile espagnole, deuxième guerre mondiale]
La première guerre mondiale où Bernanos, en tant que soldat volontaire n'a pas manqué de faire connaissance direct avec la guerre, le mal, la misère réelle de la guerre. [...]
Cependant, avant de prendre connaissance de la guerre moderne dans sa réalité atroce, Bernanos, enfant et adolescent, avait vécu dans son imagination, dans son esprit, avec une image: de la guerre datant de la France d'Ancien Régime, royaliste, aristocratique et chevaleresque. Pour se faire une idée de la guerre chevaleresque qui a nourri l'imaginaire de Bernanos enfant, on peut se reporter aux tout premiers récits de l'auteur publiés dans la revue royaliste "Le Panache" de février à décembre 1907.
On trouve dans ces récits, si imparfaits soient-ils, les éléments essentiels de l'héroïsme guerrier de Bernanos. Héroïsme jamais renié et dont les valeurs lui servent de mesure pour sonder les profondeurs du mal moderne. Indiquons parmi ces valeurs: l'honneur chrétien lié, bien sûr, à l'idée de service et de sacrifice pour le roi, la patrie, les faibles et les démunis, le courage viril face à la mort toujours présente, enfin l'esprit d'enfance couronnant l'esprit de chevalerie de ce surcroît de générosité que représente "le panache".
Ce qui manque cependant à ce tableau des valeurs chevaleresques et monarchiques, c'est l'ombre, c'est le mal, c'est la trahison de ces valeurs par ceux-là mêmes qui devaient les porter et les incarner. Or, le mal ne tardera pas à prendre sa place prédestinée dans cet ensemble. C'est déjà un fait dès les nouvelles écrites par Bernanos à la veille de la guerre de 1914.
Il est permis de penser que Bernanos est parti au front dès le début de la première guerre mondiale, mu comme Péguy, par l'idéal du soldat chrétien et chevaleresque. Cependant, à la difference de Peguy mort au champ d'honneur dans la première bataille de la guerre de 1914, Bernanos a eu le temps de constater quel était l'abîme entre l'idéal et la réalité infernale de la guerre moderne. La crise d'angoisse et de dépression, qu'on peut repérer à partir de 1916 dans des lettres envoyées du front, révèle la profondeur de son désespoir et de sa désillusion. Il se révolte contre la philosophie facile qui sert à l'arrière à prêcher la guerre: "L'énorme, la gigantesque entreprise de publicité autour de nos cimetières est à soulever de dégout." Puis, contre l'image méconnaissable, déformée de la guerre: "Mais le sentiment chrétien, qu'on ne fait pas taire, lui, crie au-dessus de tout que cette danse de sauvages n'a rien qui ressemble à la guerre, et que les coeurs d'un peu de fierté, après avoir librement consenti au sacrifice, peuvent apprécier à sa valeur la nouvelle barbarie."
Ce qui le désole encore, c'est que le pays et les combattants ne semblent pas capables de tirer la leçon des immenses tueris et immolations. Voilà qui augure mal pour la suite, car Bernanos a compris que le tragique de la guerre "marque une limite dans l'histoire du monde", et comme éclairé par une visions fulgurante, il semble percer les secrets de l'avenir: "Le siècle qui vient sera le siècle sanglant, comme celui qui l'a précédé a été celui de la boue. Comme au temps de la Renaissance, les gens d'audace et de coeur auront de l'ouvrage."
A l'expérience de l'impureté pernicieuse de la guerre, s'ajoute un lancinant "à quoi bon!". "Ce siècle est trompeur (...), et la vielle bonne gloire a menti. Je ne sais ce que je défends ni ce pour quoi je puis mourir." Pourtant, il faut surmonter l'épreuve, et cela par la vieille bonne vertu de la chevalerie: "Tenons bon seulement pour l'honneur et parce qu'il ne faut pas que le fruit de nos travaux soit perdu."
Deux ans plus tard, dans une lettre à sa femme de 1917, il revient avec insistance sur la vertu vitale de l'honneur: "Ne médisez pas de ce que l'honneur inspire, n'en voulez pas à l'honneur. C'est lui qui me donnera le coinage et la force de faire ce que je dois, et c'est lui qui me lie à vous, ma chérie, par de si fortes chaînes. C'est un bon maître, et un maître bienfaisant; ce n'est pas la bravoure, c'est la lâcheté qui tue. Je m'en remets à lui sans arrière-pensée, et c'est lui, j'espère, qui me rendra bientôt à vous, sain et sauf."
On ne peut guère surestimer les répercussions des angoisses et des soulfrances vécues par Bernanos, lors de la première guerre mondiale sur sa vie future, sur la formation de sa spiritualité. Bien des thèmes et des idées qu'on peut relever éparses dans la période de la pré-guerre, vont, dans le creuset de la guerre subir une refonte pour ressortir trempés et agandis, recentrés sous une forme et dans un sens qui rappellent les traits majeurs du profil spirituel de la majorité. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire la correspondance de guerre. Rappelons une lettre bien connue, souvent citée et donnée en exemple: "Après quatre ans de solitude, la sensibilité n'en peut plus, tombe sur les genoux. L'angoisse est plénière et permanente. Il y a des jours affreux. Nous serions notés d'infamie pour l'éternité si nous prétendions encore opposer nos faibles forces à la grâce foudroyante et impitoyable qui multiplie ses coups comme si le temps lui était mesuré. Il l'est.
Dans ces jours décisifs, avant le jugement, la miséricorde impatiente ne sollicite plus les âmes: elles les ravit, elle les prend, les armes à la main. A grands coups, le troupeau pitoyable est ramené au pied de la croix." A cette vision eschatologique, Bernanos ajoute une remarque sur la déréliction éprouvée antérieurement: "De ses dons, Dieu ne nous avait laissé que le sentiment profond de son absence, qui est sa marque prédestinée."
Après la guerre, Bernanos allait revenir à maintes reprises à la solidarité fraternelle qui avait uni au front les combattants, comme d'autres écrivains tels Henri Barbusse et Drieu la Rochelle, dont la guerre avait été l'événement décisif. Cependant, Bernanos dépasse cette nostalgie éternelle de la solidarité perdue. Pour lui, les combattants - sans distinction de pays - étaient tous, membres "d'un même corps souffrant" participant "aux mérites d'une église universelle, de l'église universelle des combattants vivants ou morts". Tous les combattants étaient donc, même démobilisés, marqués du sceau indélébile d'une sorte de "sainteté de basse qualité".
Ils avaient fait la guerre sous le signe de l'expiration de la rédemption pour la paix, après la rédemption pour la paix, après la dernière des dernières guerres, pour rendre la guerre absurde à tout jamais. Cependant, ce que Bernanos appelle l'Arrière et dont il avait déjà, pendant la guerre, dénoncé les discours mensongers, avait fait de son mieux pour que les souffrances et les sacrifices n'aient rien rédimé du tout.
Six mois ont suffi à l'Arrière après la démobilisation pour ruiner l'église universelle des combattants. Confisquant la Parole qui devait donner un sens aux sacrifices innombrables de la guerre, et finalement à la paix, l'Arrière avait réduit les combattants au silence. "Car notre victoire n'a jamais ouvert la bouche, elle n'a jamais dit seulement papa ou maman, elle n'a même jamais su ni pleurer ni rire. Notre malheur est d'avoir fait cet enfant muet, malheur sans doute irréparable, (...)". Dans cet enfant muet qui dans une figure pitoyable symbolise tous les anciens combattants frustrés des fruits désirés de la victoire, il est permis de voir une préfiguration de tons les enfants humiliés qui peuplent son oeuvre. Bernanos signale donc que "l'héritage spirituel" des anciens combattants ont été trahis par les hommes politiques de l'après-guerre. Et lorsque, à vingt ans de distance, à l'entrée de la France dans la deuxième guerre mondiale, il regarde en arrière il ne manque pas de souligner que la première trahison était à l'origine des trahisons ultérieures et finalement la cause principale de la deuxième guerre mondiale.
Grande était la désillusion de Bernanos en constatant le rejet du message spirituel de la guerre et le reniement de l'idéal chevaleresque et chrétien de la France par les dirigeants politiques du pays.
Mais:
http://docs.google.com/file/d/1-VUbNnOHckzSiQoqy5HljIAotJMCzQJl
Trois guerres* ont permis à [Georges] Bernanos de prendre la mesure de la modernité, de prendre sa mesure, de se mesurer avec la modernité.
[* première guerre mondiale, guerre civile espagnole, deuxième guerre mondiale]
La première guerre mondiale où Bernanos, en tant que soldat volontaire n'a pas manqué de faire connaissance direct avec la guerre, le mal, la misère réelle de la guerre. [...]
Cependant, avant de prendre connaissance de la guerre moderne dans sa réalité atroce, Bernanos, enfant et adolescent, avait vécu dans son imagination, dans son esprit, avec une image: de la guerre datant de la France d'Ancien Régime, royaliste, aristocratique et chevaleresque. Pour se faire une idée de la guerre chevaleresque qui a nourri l'imaginaire de Bernanos enfant, on peut se reporter aux tout premiers récits de l'auteur publiés dans la revue royaliste "Le Panache" de février à décembre 1907.
On trouve dans ces récits, si imparfaits soient-ils, les éléments essentiels de l'héroïsme guerrier de Bernanos. Héroïsme jamais renié et dont les valeurs lui servent de mesure pour sonder les profondeurs du mal moderne. Indiquons parmi ces valeurs: l'honneur chrétien lié, bien sûr, à l'idée de service et de sacrifice pour le roi, la patrie, les faibles et les démunis, le courage viril face à la mort toujours présente, enfin l'esprit d'enfance couronnant l'esprit de chevalerie de ce surcroît de générosité que représente "le panache".
Ce qui manque cependant à ce tableau des valeurs chevaleresques et monarchiques, c'est l'ombre, c'est le mal, c'est la trahison de ces valeurs par ceux-là mêmes qui devaient les porter et les incarner. Or, le mal ne tardera pas à prendre sa place prédestinée dans cet ensemble. C'est déjà un fait dès les nouvelles écrites par Bernanos à la veille de la guerre de 1914.
Il est permis de penser que Bernanos est parti au front dès le début de la première guerre mondiale, mu comme Péguy, par l'idéal du soldat chrétien et chevaleresque. Cependant, à la difference de Peguy mort au champ d'honneur dans la première bataille de la guerre de 1914, Bernanos a eu le temps de constater quel était l'abîme entre l'idéal et la réalité infernale de la guerre moderne. La crise d'angoisse et de dépression, qu'on peut repérer à partir de 1916 dans des lettres envoyées du front, révèle la profondeur de son désespoir et de sa désillusion. Il se révolte contre la philosophie facile qui sert à l'arrière à prêcher la guerre: "L'énorme, la gigantesque entreprise de publicité autour de nos cimetières est à soulever de dégout." Puis, contre l'image méconnaissable, déformée de la guerre: "Mais le sentiment chrétien, qu'on ne fait pas taire, lui, crie au-dessus de tout que cette danse de sauvages n'a rien qui ressemble à la guerre, et que les coeurs d'un peu de fierté, après avoir librement consenti au sacrifice, peuvent apprécier à sa valeur la nouvelle barbarie."
Ce qui le désole encore, c'est que le pays et les combattants ne semblent pas capables de tirer la leçon des immenses tueris et immolations. Voilà qui augure mal pour la suite, car Bernanos a compris que le tragique de la guerre "marque une limite dans l'histoire du monde", et comme éclairé par une visions fulgurante, il semble percer les secrets de l'avenir: "Le siècle qui vient sera le siècle sanglant, comme celui qui l'a précédé a été celui de la boue. Comme au temps de la Renaissance, les gens d'audace et de coeur auront de l'ouvrage."
A l'expérience de l'impureté pernicieuse de la guerre, s'ajoute un lancinant "à quoi bon!". "Ce siècle est trompeur (...), et la vielle bonne gloire a menti. Je ne sais ce que je défends ni ce pour quoi je puis mourir." Pourtant, il faut surmonter l'épreuve, et cela par la vieille bonne vertu de la chevalerie: "Tenons bon seulement pour l'honneur et parce qu'il ne faut pas que le fruit de nos travaux soit perdu."
Deux ans plus tard, dans une lettre à sa femme de 1917, il revient avec insistance sur la vertu vitale de l'honneur: "Ne médisez pas de ce que l'honneur inspire, n'en voulez pas à l'honneur. C'est lui qui me donnera le coinage et la force de faire ce que je dois, et c'est lui qui me lie à vous, ma chérie, par de si fortes chaînes. C'est un bon maître, et un maître bienfaisant; ce n'est pas la bravoure, c'est la lâcheté qui tue. Je m'en remets à lui sans arrière-pensée, et c'est lui, j'espère, qui me rendra bientôt à vous, sain et sauf."
On ne peut guère surestimer les répercussions des angoisses et des soulfrances vécues par Bernanos, lors de la première guerre mondiale sur sa vie future, sur la formation de sa spiritualité. Bien des thèmes et des idées qu'on peut relever éparses dans la période de la pré-guerre, vont, dans le creuset de la guerre subir une refonte pour ressortir trempés et agandis, recentrés sous une forme et dans un sens qui rappellent les traits majeurs du profil spirituel de la majorité. Il suffit, pour s'en rendre compte, de relire la correspondance de guerre. Rappelons une lettre bien connue, souvent citée et donnée en exemple: "Après quatre ans de solitude, la sensibilité n'en peut plus, tombe sur les genoux. L'angoisse est plénière et permanente. Il y a des jours affreux. Nous serions notés d'infamie pour l'éternité si nous prétendions encore opposer nos faibles forces à la grâce foudroyante et impitoyable qui multiplie ses coups comme si le temps lui était mesuré. Il l'est.
Dans ces jours décisifs, avant le jugement, la miséricorde impatiente ne sollicite plus les âmes: elles les ravit, elle les prend, les armes à la main. A grands coups, le troupeau pitoyable est ramené au pied de la croix." A cette vision eschatologique, Bernanos ajoute une remarque sur la déréliction éprouvée antérieurement: "De ses dons, Dieu ne nous avait laissé que le sentiment profond de son absence, qui est sa marque prédestinée."
Après la guerre, Bernanos allait revenir à maintes reprises à la solidarité fraternelle qui avait uni au front les combattants, comme d'autres écrivains tels Henri Barbusse et Drieu la Rochelle, dont la guerre avait été l'événement décisif. Cependant, Bernanos dépasse cette nostalgie éternelle de la solidarité perdue. Pour lui, les combattants - sans distinction de pays - étaient tous, membres "d'un même corps souffrant" participant "aux mérites d'une église universelle, de l'église universelle des combattants vivants ou morts". Tous les combattants étaient donc, même démobilisés, marqués du sceau indélébile d'une sorte de "sainteté de basse qualité".
Ils avaient fait la guerre sous le signe de l'expiration de la rédemption pour la paix, après la rédemption pour la paix, après la dernière des dernières guerres, pour rendre la guerre absurde à tout jamais. Cependant, ce que Bernanos appelle l'Arrière et dont il avait déjà, pendant la guerre, dénoncé les discours mensongers, avait fait de son mieux pour que les souffrances et les sacrifices n'aient rien rédimé du tout.
Six mois ont suffi à l'Arrière après la démobilisation pour ruiner l'église universelle des combattants. Confisquant la Parole qui devait donner un sens aux sacrifices innombrables de la guerre, et finalement à la paix, l'Arrière avait réduit les combattants au silence. "Car notre victoire n'a jamais ouvert la bouche, elle n'a jamais dit seulement papa ou maman, elle n'a même jamais su ni pleurer ni rire. Notre malheur est d'avoir fait cet enfant muet, malheur sans doute irréparable, (...)". Dans cet enfant muet qui dans une figure pitoyable symbolise tous les anciens combattants frustrés des fruits désirés de la victoire, il est permis de voir une préfiguration de tons les enfants humiliés qui peuplent son oeuvre. Bernanos signale donc que "l'héritage spirituel" des anciens combattants ont été trahis par les hommes politiques de l'après-guerre. Et lorsque, à vingt ans de distance, à l'entrée de la France dans la deuxième guerre mondiale, il regarde en arrière il ne manque pas de souligner que la première trahison était à l'origine des trahisons ultérieures et finalement la cause principale de la deuxième guerre mondiale.
Grande était la désillusion de Bernanos en constatant le rejet du message spirituel de la guerre et le reniement de l'idéal chevaleresque et chrétien de la France par les dirigeants politiques du pays.
Mais:
http://docs.google.com/file/d/1-VUbNnOHckzSiQoqy5HljIAotJMCzQJl