LE MONDE
26 septembre 2013
Trois livres pour réinventer la Grande Guerre
(Nicolas Offenstadt)
Le centenaire de la première guerre mondiale est là. Certains pays, comme l'Australie, s'y préparent depuis des années, tandis que d'autres, comme l'Allemagne, si polarisée sur les périodes plus récentes de son histoire, semblent plus incertains sur leur engagement commémoratif. En France, partout sur le territoire et en particulier dans les zones de l'ancien front, collectivités territoriales, musées, associations et passionnés multiplient les réalisations et les projets. Les historiens ne sont pas en reste, comme en témoignent les centaines de volumes annoncés pour les mois et les années à venir.
Comment aborder l'histoire de la Grande Guerre un siècle après? Avec le centenaire, des orientations nouvelles se dégageront-elles d'un monceau de publications convenues? Il est bien sûr trop tôt pour répondre pleinement, mais la première salve de cet automne offre déjà une belle matière, de l'histoire sociale à celle des batailles, sans négliger l'autoanalyse.
RÉFLEXIVITÉ HISTORIENNE
Dans un temps où l'historien mesure avec acuité combien ses propres expériences, celles de son époque, influent sur sa conception et sa mise en scène du passé, le travail des spécialistes de 14-18 sur eux-mêmes est donc le bienvenu en ouverture du centenaire. Quelle histoire, en effet, que celle du poids de la Grande Guerre sur des millions de familles, historiens compris. Sous ce titre, Stéphane Audoin-Rouzeau, figure majeure du paysage historiographique de la première guerre mondiale, auteur de nombreux travaux sur le conflit, cherche à cerner les effets de la guerre sur sa famille, s'incluant in fine au bout de la chaîne.
Le texte est court, mais il est dense, parfois poignant. Il offre, à vrai dire, plusieurs niveaux de lecture. On y trouvera le récit d'apprentissage d'un historien qui ne masque ni les subjectivités ni les maladresses, comme lorsque, jeune homme, il a interrogé le grand-père de sa femme, ancien combattant, en présence de toute la famille avec des questions de bon élève. Mais Quelle histoire retrace aussi des expériences de guerre, des deux guerres traversées par les grands-pères. Enfin, et c'est peut-être là où le volume est le plus saisissant, il dépeint finement les relations entre les générations depuis la guerre de 1914, en particulier les indifférences et les incompréhensions de son père (né en 1924), surréaliste baigné au rejet de la guerre, face à son propre père bouleversé par son expérience d'artilleur.
Conformément aux précédents travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau, l'analyse sociale reste le parent pauvre de son livre. Peut-on tirer des conclusions générales sur la "haine" de l'ennemi ou le consentement au conflit sans prêter attention à ceux qui les expriment, à leur milieu social, à leur représentativité?
HISTOIRE SOCIALE
Nicolas Mariot répond clairement "non" à cette question, en faisant lui aussi preuve de réflexivité: il consacre sa postface à décrire son cheminement, stimulé, justement, par une lecture critique des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau ainsi que de l'historienne Annette Becker, qui allouent à une "culture de guerre" amplement partagée un rôle central pour expliquer les formes et la durée du conflit. Le titre de son livre dit autrement cette même interrogation: Tous unis dans la tranchée? En étudiant attentivement les lettres ou carnets de 42 intellectuels qui ont fait la guerre comme simples soldats ou sous un grade inférieur, tels le philosophe Alain, Apollinaire ou encore Louis Pergaud, Mariot conclut que l'engagement idéologique dans le conflit dépend bien de la situation sociale. Ces intellectuels au front déplorent combien les classes populaires qu'ils observent dans les tranchées ne partagent pas leurs idéaux, patriotiques pour beaucoup. Ils en sont souvent déçus et s'étonnent que les soldats tiennent avec si peu de motivations altières.
Cette grande enquête sociale montre aussi que les intellectuels ne se fondent pas dans la masse des paysans, artisans ou ouvriers qu'ils côtoient. Forcément isolés dans les unités - tant les bacheliers sont peu nombreux à l'époque -, ils éprouvent un grand sentiment de solitude sociale et de distance: "Ils sont loin en tout", écrit, de ses camarades de tranchée, l'étudiant Etienne Tanty en 1915. C'est que le front, pour ces professeurs, écrivains et notables, correspond aussi, souvent, à la découverte des classes populaires, qu'ils n'ont jamais fréquentées de près, à celle, également, de leur incompétence lorsqu'il s'agit de tâches manuelles. André Bridoux le dit ouvertement: "Je n'étais pas très adroit et je n'avais jamais appris à tenir un outil ; on juge de mon embarras quand il fallait pelleter de la boue, dresser des retranchements, couper des arbres..."
CONSTRUCTION DES BATAILLES
Reste que ces hommes vivent des expériences communes, et notamment celle du combat, en particulier lors des grandes batailles qui font aussi mémoire partagée. Ces affrontements donnent l'impression d'être fort bien connus. C'est là, pourtant, un regard de surface. Bien souvent, ce sont les mêmes récits, vus d'en haut, du point de vue du commandement et de la stratégie, qui se répètent d'une œuvre à l'autre. Or les expériences des soldats, propres à chacun des lieux, sont encore mal cernées pour les batailles mythiques de la Grande Guerre, comme celle de la Marne, en 1914. C'est pourquoi il faut saluer la parution d'un Verdun. 21 février 1916 qui embrasse toutes ces questions en faisant le point sur les connaissances et les progrès historiographiques des dernières années. L'œuvre est le résultat d'une commande de l'éditeur, Gallimard, à un historien américain, Paul Jankowski, pour la célèbre collection les "Trente journées qui ont fait la France" devenue, lors de sa relance récente, "Les journées qui ont fait la France". D'une certaine manière, il y a une continuité avec les deux titres précédents qui traitaient de la Grande Guerre, L'Armistice de Rethondes. 11 novembre 1918, de Pierre Renouvin (1968) et La Victoire de la Marne. 9 septembre 1914, d'Henry Contamine (1970). C'est la France glorieuse qui est ici présentée. Trois "victoires", en quelque sorte, mais aucune bataille où la France passe à l'offensive sans succès et au prix de pertes effroyables: l'Artois, la Champagne (1915), la Somme (1916), le Chemin des Dames (1917)...
De tous ces jeux de mémoire, Jankowski est bien averti, et son Verdun cherche toujours à dégager l'affrontement de 1916 des mille couches interprétatives qui en font un lieu mythique de la mémoire nationale. Il montre surtout que des deux côtés, allemand et français, les intentions de départ de l'état-major n'étaient en rien de faire de Verdun un affrontement décisif et existentiel. Le chef d'état-major allemand, Falkenhayn, contrairement à ses propres reconstructions postérieures, n'avait pas pour objectif de saigner à blanc les Français. Il concevait Verdun comme une pièce parmi d'autres dans un plan offensif d'ensemble qui mobilisait bien d'autres secteurs du front. Une fois pesées les questions stratégiques, exposé le récit de la bataille, Jankowski analyse les expériences et le point de vue des combattants en montrant notamment les résistances et les révoltes qui marquèrent aussi la bataille. Tout n'est pas neuf dans le volume, les discours ne sont pas toujours situés ou hiérarchisés mais, tel quel, ce Verdun offre une vue d'ensemble d'une grande qualité.
Ainsi cette première salve des livres du centenaire pave le chemin de trois voies encore riches de promesses : la réflexivité historienne, l'histoire sociale et la construction des batailles. Reste à voir comment elles seront empruntées. Reste à voir si l'histoire des historiens aura prise sur les commémorations du centenaire. Ce serait une belle avancée si les discours du souvenir trouvaient dans les progrès des connaissances et des réflexions de quoi parler au présent.
Fonte:
http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/26/reinventer-la-grande-guerre_3485282_3260.html
Mais:
http://www.dailymotion.com/playlist/x42zgd
http://www.lemonde.fr/centenaire-14-18
[links]
26 septembre 2013
Trois livres pour réinventer la Grande Guerre
(Nicolas Offenstadt)
Le centenaire de la première guerre mondiale est là. Certains pays, comme l'Australie, s'y préparent depuis des années, tandis que d'autres, comme l'Allemagne, si polarisée sur les périodes plus récentes de son histoire, semblent plus incertains sur leur engagement commémoratif. En France, partout sur le territoire et en particulier dans les zones de l'ancien front, collectivités territoriales, musées, associations et passionnés multiplient les réalisations et les projets. Les historiens ne sont pas en reste, comme en témoignent les centaines de volumes annoncés pour les mois et les années à venir.
Comment aborder l'histoire de la Grande Guerre un siècle après? Avec le centenaire, des orientations nouvelles se dégageront-elles d'un monceau de publications convenues? Il est bien sûr trop tôt pour répondre pleinement, mais la première salve de cet automne offre déjà une belle matière, de l'histoire sociale à celle des batailles, sans négliger l'autoanalyse.
RÉFLEXIVITÉ HISTORIENNE
Dans un temps où l'historien mesure avec acuité combien ses propres expériences, celles de son époque, influent sur sa conception et sa mise en scène du passé, le travail des spécialistes de 14-18 sur eux-mêmes est donc le bienvenu en ouverture du centenaire. Quelle histoire, en effet, que celle du poids de la Grande Guerre sur des millions de familles, historiens compris. Sous ce titre, Stéphane Audoin-Rouzeau, figure majeure du paysage historiographique de la première guerre mondiale, auteur de nombreux travaux sur le conflit, cherche à cerner les effets de la guerre sur sa famille, s'incluant in fine au bout de la chaîne.
Le texte est court, mais il est dense, parfois poignant. Il offre, à vrai dire, plusieurs niveaux de lecture. On y trouvera le récit d'apprentissage d'un historien qui ne masque ni les subjectivités ni les maladresses, comme lorsque, jeune homme, il a interrogé le grand-père de sa femme, ancien combattant, en présence de toute la famille avec des questions de bon élève. Mais Quelle histoire retrace aussi des expériences de guerre, des deux guerres traversées par les grands-pères. Enfin, et c'est peut-être là où le volume est le plus saisissant, il dépeint finement les relations entre les générations depuis la guerre de 1914, en particulier les indifférences et les incompréhensions de son père (né en 1924), surréaliste baigné au rejet de la guerre, face à son propre père bouleversé par son expérience d'artilleur.
Conformément aux précédents travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau, l'analyse sociale reste le parent pauvre de son livre. Peut-on tirer des conclusions générales sur la "haine" de l'ennemi ou le consentement au conflit sans prêter attention à ceux qui les expriment, à leur milieu social, à leur représentativité?
HISTOIRE SOCIALE
Nicolas Mariot répond clairement "non" à cette question, en faisant lui aussi preuve de réflexivité: il consacre sa postface à décrire son cheminement, stimulé, justement, par une lecture critique des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau ainsi que de l'historienne Annette Becker, qui allouent à une "culture de guerre" amplement partagée un rôle central pour expliquer les formes et la durée du conflit. Le titre de son livre dit autrement cette même interrogation: Tous unis dans la tranchée? En étudiant attentivement les lettres ou carnets de 42 intellectuels qui ont fait la guerre comme simples soldats ou sous un grade inférieur, tels le philosophe Alain, Apollinaire ou encore Louis Pergaud, Mariot conclut que l'engagement idéologique dans le conflit dépend bien de la situation sociale. Ces intellectuels au front déplorent combien les classes populaires qu'ils observent dans les tranchées ne partagent pas leurs idéaux, patriotiques pour beaucoup. Ils en sont souvent déçus et s'étonnent que les soldats tiennent avec si peu de motivations altières.
Cette grande enquête sociale montre aussi que les intellectuels ne se fondent pas dans la masse des paysans, artisans ou ouvriers qu'ils côtoient. Forcément isolés dans les unités - tant les bacheliers sont peu nombreux à l'époque -, ils éprouvent un grand sentiment de solitude sociale et de distance: "Ils sont loin en tout", écrit, de ses camarades de tranchée, l'étudiant Etienne Tanty en 1915. C'est que le front, pour ces professeurs, écrivains et notables, correspond aussi, souvent, à la découverte des classes populaires, qu'ils n'ont jamais fréquentées de près, à celle, également, de leur incompétence lorsqu'il s'agit de tâches manuelles. André Bridoux le dit ouvertement: "Je n'étais pas très adroit et je n'avais jamais appris à tenir un outil ; on juge de mon embarras quand il fallait pelleter de la boue, dresser des retranchements, couper des arbres..."
CONSTRUCTION DES BATAILLES
Reste que ces hommes vivent des expériences communes, et notamment celle du combat, en particulier lors des grandes batailles qui font aussi mémoire partagée. Ces affrontements donnent l'impression d'être fort bien connus. C'est là, pourtant, un regard de surface. Bien souvent, ce sont les mêmes récits, vus d'en haut, du point de vue du commandement et de la stratégie, qui se répètent d'une œuvre à l'autre. Or les expériences des soldats, propres à chacun des lieux, sont encore mal cernées pour les batailles mythiques de la Grande Guerre, comme celle de la Marne, en 1914. C'est pourquoi il faut saluer la parution d'un Verdun. 21 février 1916 qui embrasse toutes ces questions en faisant le point sur les connaissances et les progrès historiographiques des dernières années. L'œuvre est le résultat d'une commande de l'éditeur, Gallimard, à un historien américain, Paul Jankowski, pour la célèbre collection les "Trente journées qui ont fait la France" devenue, lors de sa relance récente, "Les journées qui ont fait la France". D'une certaine manière, il y a une continuité avec les deux titres précédents qui traitaient de la Grande Guerre, L'Armistice de Rethondes. 11 novembre 1918, de Pierre Renouvin (1968) et La Victoire de la Marne. 9 septembre 1914, d'Henry Contamine (1970). C'est la France glorieuse qui est ici présentée. Trois "victoires", en quelque sorte, mais aucune bataille où la France passe à l'offensive sans succès et au prix de pertes effroyables: l'Artois, la Champagne (1915), la Somme (1916), le Chemin des Dames (1917)...
De tous ces jeux de mémoire, Jankowski est bien averti, et son Verdun cherche toujours à dégager l'affrontement de 1916 des mille couches interprétatives qui en font un lieu mythique de la mémoire nationale. Il montre surtout que des deux côtés, allemand et français, les intentions de départ de l'état-major n'étaient en rien de faire de Verdun un affrontement décisif et existentiel. Le chef d'état-major allemand, Falkenhayn, contrairement à ses propres reconstructions postérieures, n'avait pas pour objectif de saigner à blanc les Français. Il concevait Verdun comme une pièce parmi d'autres dans un plan offensif d'ensemble qui mobilisait bien d'autres secteurs du front. Une fois pesées les questions stratégiques, exposé le récit de la bataille, Jankowski analyse les expériences et le point de vue des combattants en montrant notamment les résistances et les révoltes qui marquèrent aussi la bataille. Tout n'est pas neuf dans le volume, les discours ne sont pas toujours situés ou hiérarchisés mais, tel quel, ce Verdun offre une vue d'ensemble d'une grande qualité.
Ainsi cette première salve des livres du centenaire pave le chemin de trois voies encore riches de promesses : la réflexivité historienne, l'histoire sociale et la construction des batailles. Reste à voir comment elles seront empruntées. Reste à voir si l'histoire des historiens aura prise sur les commémorations du centenaire. Ce serait une belle avancée si les discours du souvenir trouvaient dans les progrès des connaissances et des réflexions de quoi parler au présent.
Fonte:
http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/09/26/reinventer-la-grande-guerre_3485282_3260.html
Mais:
http://www.dailymotion.com/playlist/x42zgd
http://www.lemonde.fr/centenaire-14-18
[links]